En 1961, Henri Verneuil signe Le Président, une œuvre ambitieuse et singulière dans le paysage du cinéma français, adaptée du roman éponyme de Georges Simenon. Ce thriller politique, dialogué par Michel Audiard, marque une étape décisive dans la carrière de Verneuil, jusqu’alors connu pour des comédies ou des drames plus légers.
Avec Le Président, il s’attaque à la politique-fiction, un genre rare en France, et livre une réflexion percutante sur les arcanes du pouvoir, les luttes d’influence et les dilemmes moraux. Le film s’inspire des crises gouvernementales de la IVe République, période marquée par l’instabilité ministérielle, tout en esquissant une vision prophétique des tensions européennes et financières.
Chalamont, vous n’êtes qu’un boutiquier, et le pouvoir n’est pas une boutique !
– Émile Beaufort, s’adressant à Philippe Chalamont dans un moment de confrontation, soulignant son mépris pour l’opportunisme de son ancien collaborateur.
L’histoire suit Émile Beaufort (Jean Gabin), un ancien président du Conseil retiré dans sa propriété de La Verdière, dans l’Eure, où il dicte ses mémoires à sa fidèle secrétaire, Mlle Milleran. Alors qu’une crise ministérielle secoue le pays, il apprend que Philippe Chalamont (Bernard Blier), son ancien directeur de cabinet, est pressenti pour prendre la tête du gouvernement.
Les Deux cents familles, messieurs, ce sont elles qui mènent le bal, et nous, nous dansons sur leurs airs ! »
– Émile Beaufort, lors de son discours à l’Assemblée nationale, dénonçant la collusion entre politique et finance. Cette réplique reflète son combat contre les élites économiques et son idéalisme républicain.
Cette nouvelle ravive des souvenirs douloureux : il y a vingt ans, Chalamont, par ambition et collusion avec des financiers, a causé une fuite ayant entraîné une perte de trois milliards pour l’épargne française lors d’une dévaluation monétaire. Détenant une lettre compromettante, Beaufort, patriote intègre et défenseur d’une Europe des valeurs, envisage de s’opposer à cette ascension. À travers des flash-back saisissants, le film retrace les affrontements entre l’honneur de Beaufort et l’opportunisme de Chalamont, offrant une fresque captivante des coulisses du pouvoir.
Une lettre peut faire tomber un homme, mais c’est l’honneur qui le tient debout. »
– Émile Beaufort, évoquant la lettre compromettante qu’il détient contre Chalamont, dans un moment introspectif, souligne son dilemme moral entre vengeance et intégrité.
Jean Gabin, à 57 ans, livre une performance d’une intensité rare, incarnant un Beaufort à la fois autoritaire, mélancolique et inflexible, véritable incarnation de la morale républicaine. Bernard Blier, en politicien rusé et sans scrupules, forme avec lui un duo mémorable, leurs confrontations étant sublimées par les dialogues ciselés d’Audiard, à la fois ironiques et profonds. La mise en scène de Verneuil, sobre mais précise, s’appuie sur une photographie en noir et blanc de Louis Page et une musique de Maurice Jarre, qui amplifient l’austérité et la tension dramatique. Les scènes à l’Assemblée nationale, notamment le discours de Beaufort dénonçant les « Deux cents familles », sont des moments d’anthologie, magnifiquement filmés et montés.
J’ai cru en une Europe des peuples, pas en un marché pour banquiers et marchands. »
– Émile Beaufort, dans ses mémoires ou une discussion, exprimant sa vision idéaliste de l’Europe, un thème prophétique reflètant sa déception face aux dérives mercantiles.
Malgré un accueil critique mitigé à sa sortie, en partie en raison de son ton sérieux et de son sujet inhabituel, Le Président a séduit près de 2,8 millions de spectateurs, témoignant de son impact auprès du public. Cette œuvre, première collaboration d’une série fructueuse entre Verneuil, Gabin et Audiard, se distingue par son audace thématique et sa modernité. Elle dénonce la collusion entre politique et finance, tout en questionnant la place de l’idéalisme dans un monde dominé par les « boutiquiers » et les calculs électoraux. Toujours d’actualité, Le Président reste un jalon du cinéma français, à redécouvrir pour sa puissance dramatique et sa réflexion visionnaire sur les dérives du pouvoir.
Historique et politique
Le Président puise son inspiration dans les soubresauts de la IVe République, période d’instabilité ministérielle où les gouvernements se succédaient à un rythme effréné. Henri Verneuil, tout en s’appuyant sur des événements réels comme la dévaluation monétaire des années 1930, a tenu à préciser que son Émile Beaufort était une création purement fictive, déclarant : « Notre "président" n’a jamais existé, c’est une œuvre d’imagination, uniquement d’imagination ».
Malgré cette affirmation, les spectateurs de l’époque ont immédiatement vu dans Beaufort un écho troublant à des figures comme Clemenceau, Jaurès ou même de Gaulle, tant son charisme et son discours sur l’Europe résonnaient avec l’actualité politique.
Dans l’effervescence des années 1960, où la France oscillait entre les souvenirs chaotiques de la IVe République et l’autorité naissante de la Ve sous de Gaulle, Le Président de Verneuil frappe par son audace à dépeindre les coulisses du pouvoir. Adapter le roman de Simenon, avec ses intrigues feutrées et ses trahisons, était un pari risqué dans un cinéma français encore frileux face à la politique-fiction.
Pourtant, Verneuil, épaulé par les dialogues acérés de Michel Audiard, transforme cette fresque en une réflexion intemporelle sur l’intégrité et l’ambition. L’inspiration historique, bien que voilée, donne au film une résonance presque prophétique, notamment dans sa critique des collusions entre politique et finance, un thème brûlant à l’aube de l’Europe moderne.
L’élément savoureux réside dans la pirouette de Verneuil, qui nie toute référence directe tout en semant des indices évidents. Ce jeu de cache-cache avec la réalité, où Beaufort incarne un mélange de figures historiques, a titillé la curiosité des spectateurs de 1961. Les critiques ont vu dans son discours contre les « Deux cents familles » une charge contre les élites économiques, tandis que son plaidoyer pour une Europe des peuples semblait anticiper les débats sur la CECA et le Marché commun.
Ce clin d’œil audacieux, presque provocateur, fait de Le Président un film qui, sous ses airs de fiction, flirte avec les vérités dérangeantes de son époque, offrant à Jean Gabin un rôle taillé pour sa stature de patriarche républicain.
Un clin d’œil à de Gaulle
Une scène clé du film, où Émile Beaufort rencontre Sir Merryl Lloyd, Premier ministre britannique, est un hommage direct à l’entretien entre Charles de Gaulle et Konrad Adenauer en 1958 à La Boisserie, la résidence du général. Ce moment ancre Le Président dans une actualité politique brûlante, tout en renforçant l’aura de Beaufort comme un homme d’État d’envergure.
Verneuil a subtilement glissé cette référence sans jamais nommer de Gaulle, jouant sur l’imaginaire collectif pour donner à Gabin une stature quasi gaullienne, au point que certains spectateurs ont cru voir une satire déguisée du Général.
Dans Le Président, Henri Verneuil ne se contente pas de raconter une histoire de pouvoir et de trahison ; il tisse un dialogue subtil avec l’histoire contemporaine.
La rencontre entre Beaufort et Sir Merryl Lloyd, filmée avec une sobriété solennelle, évoque instantanément l’image de Charles de Gaulle, dont la stature dominait la France de 1961. Cette séquence, où les deux hommes discutent d’une Europe des nations face aux appétits financiers, reflète les idéaux gaulliens d’une Europe souveraine, loin des diktats économiques. Verneuil, avec la complicité d’Audiard, transforme ce moment en un manifeste politique, où Gabin, regard d’acier et verbe tranchant, incarne un idéalisme que beaucoup associaient au maître de Colombey.
L’anecdote prend une saveur particulière quand on sait que Verneuil, tout en rendant hommage à de Gaulle, a évité toute mention explicite pour ne pas froisser les sensibilités politiques. Ce clin d’œil, presque effronté, a pourtant enflammé les discussions à la sortie des salles : était-ce une célébration du gaullisme ou une critique voilée de son autoritarisme ? Gabin, avec sa présence magnétique, brouille les pistes, donnant à Beaufort une aura qui transcende la fiction. Cette référence cachée, habilement distillée, fait du film un miroir audacieux des tensions de l’époque, où chaque spectateur projetait ses propres convictions sur ce président fictif mais ô combien familier.
Tournage et lieux symboliques
Le Président a été tourné entre la fin de 1960 et le début de 1961, principalement en studio aux Franstudios de Saint-Maurice et Joinville. Pour les scènes censées se dérouler à l’Hôtel Matignon, siège du président du Conseil, Verneuil a utilisé l’Hôtel du Châtelet, alors ministère du Travail.
La propriété de Beaufort, située dans la fiction à Saint-Mesmin près d’Évreux, était en réalité le château du Vivier à Coutevroult, en Seine-et-Marne.
Le choix du château du Vivier, un lieu majestueux mais isolé, a été décidé en dernière minute après que l’équipe a dû abandonner un autre site, jugé trop difficile d’accès pour Gabin, qui exigeait un tournage proche de Paris
Henri Verneuil, maître du cinéma populaire, savait que le décor d’un film politique devait respirer l’authenticité. Dans Le Président, il transforme l’Hôtel du Châtelet en un Matignon crédible, où les couloirs feutrés et les bureaux cossus deviennent le théâtre des intrigues de pouvoir. Mais c’est le château du Vivier, choisi pour incarner la retraite d’Émile Beaufort, qui donne au film son souffle mélancolique.
Ce domaine, niché dans la campagne de Seine-et-Marne, offre un contraste saisissant avec l’agitation parisienne, symbolisant l’isolement d’un homme d’État déchu, dictant ses mémoires dans un silence presque monacal. La photographie en noir et blanc de Louis Page magnifie ces lieux, leur conférant une aura intemporelle.
Le piquant de l’anecdote réside dans les caprices logistiques de Jean Gabin, qui, à 57 ans, imposait ses conditions de tournage. Lorsque l’équipe a envisagé un autre château, plus éloigné, Gabin, fidèle à son habitude de travailler près de chez lui, a mis son veto, obligeant Verneuil à opter pour le Vivier, plus accessible.
Cette décision, dictée par la star, a pourtant servi le film : le château, avec ses lignes classiques et son isolement, incarne parfaitement la solitude de Beaufort, renforçant le drame. Ce détail, presque anodin, révèle la dynamique entre un réalisateur ambitieux et une légende du cinéma, dont l’influence s’étendait bien au-delà de l’écran.
Caméos de journalistes célèbres
Le film inclut des caméos de deux journalistes vedettes de l’époque, Léon Zitrone et Claude Darget, qui jouent leur propre rôle dans une scène de journal télévisé annonçant la crise ministérielle. Leur présence ajoute une touche de réalisme, ancrant Le Président dans le contexte médiatique des années 1960.
Léon Zitrone, connu pour son sérieux télévisuel, a improvisé une partie de son texte, ajoutant une pointe d’humour inattendue qui a fait rire l’équipe, mais a nécessité plusieurs prises pour rester dans le ton grave du film.
Dans Le Président, Verneuil ne se contente pas de raconter une fable politique ; il l’enracine dans une réalité palpable en convoquant deux figures emblématiques du petit écran : Léon Zitrone et Claude Darget. Leur apparition dans une séquence de journal télévisé, où ils commentent la crise ministérielle qui propulse Chalamont sous les projecteurs, donne au film une crédibilité quasi documentaire. À une époque où la télévision commence à façonner l’opinion publique, ce choix audacieux ancre l’intrigue dans un présent vibrant, faisant écho aux journaux d’actualités que les Français découvraient chez eux. Zitrone, avec sa voix grave, et Darget, avec son style incisif, incarnent une modernité médiatique qui contraste avec l’austérité des flash-back politiques.
On apprend que Zitrone, habitué des plateaux télévisés, s’est laissé aller à une improvisation malicieuse, glissant une remarque ironique sur la politique qui a provoqué l’hilarité sur le plateau. Verneuil, soucieux de maintenir la tension dramatique, a dû calmer les ardeurs du journaliste pour obtenir une prise plus sobre. Ce moment, révélateur du charisme de Zitrone, montre à quel point Le Président jouait sur les frontières entre fiction et réalité, utilisant des figures familières pour captiver un public déjà fasciné par les jeux de pouvoir. Ce caméo, loin d’être anodin, ajoute une couche d’authenticité piquante à ce thriller politique.
Un plan-séquence qui n'aura jamais lieu
Verneuil avait envisagé de tourner le discours clé d’Émile Beaufort à l’Assemblée nationale, où il dénonce les « Deux cents familles », en un seul plan-séquence, une prouesse technique audacieuse pour l’époque. Jean Gabin, intimidé par la longueur et la complexité du texte d’Audiard, a refusé, préférant une approche plus classique avec des coupes et des plans variés.
Gabin, connu pour sa discipline, a menacé de quitter le plateau si Verneuil insistait, obligeant le réalisateur à revoir son ambition artistique pour ménager la star, dans un bras de fer qui a marqué l’équipe.
Le discours d’Émile Beaufort à l’Assemblée, moment culminant de Le Président, est une prouesse de mise en scène et d’écriture, où Jean Gabin, en patriarche républicain, fustige les élites financières avec une verve signée Audiard. Verneuil, inspiré par les innovations de la Nouvelle Vague, rêvait de capter cette tirade en un unique plan-séquence, une idée audacieuse pour magnifier l’intensité de Gabin et l’impact du texte. Ce choix aurait donné à la scène une fluidité théâtrale, renforçant l’impression d’un moment historique capturé en direct. Mais Gabin, malgré sa stature de monstre sacré, a recoillé devant l’exercice, craignant de trébucher sur les longues répliques ou de perdre l’émotion du personnage.
Imaginez-vous Gabin, d’ordinaire si maître de lui, posant un ultimatum à Verneuil : pas de plan-séquence, ou il plie bagage ! Ce bras de fer, rapporté dans, illustre la tension entre l’ambition d’un jeune réalisateur et l’autorité d’une star au sommet de sa gloire. Verneuil, contraint de céder, a opté pour un montage plus classique, mais le résultat reste saisissant, avec des plans serrés sur le visage de Gabin, où chaque ride semble porter le poids de ses convictions. Ce compromis, né d’un clash d’ego, révèle la dynamique complexe d’un tournage où l’art et les personnalités s’entrechoquent, donnant au film une énergie brute qui transcende l’écran.
En bref
- La politique-fiction et la IVe République : Le film s’inspire des instabilités politiques de la IVe République pour dresser un portrait réaliste des jeux de pouvoir et des crises ministérielles, offrant une rare incursion dans la politique-fiction française.
- Morale et intégrité face à l’opportunisme : À travers le duel entre Beaufort, incarnation de l’honneur républicain, et Chalamont, symbole de l’ambition sans scrupules, le film interroge les valeurs qui guident les hommes d’État.
- La construction européenne : Beaufort défend une vision idéaliste de l’Europe, opposée aux traités commerciaux et aux intérêts financiers, une réflexion prophétique sur l’Union européenne naissante.
- Les dialogues d’Audiard : Les répliques de Michel Audiard, mêlant verve populaire et profondeur littéraire, donnent au film une causticité unique, particulièrement dans les scènes de confrontation et le discours à l’Assemblée.
- La figure de Jean Gabin : Gabin, dans un rôle taillé sur mesure, incarne un patriarche inspiré de figures comme Clemenceau et de Gaulle, renforçant son statut de monument du cinéma français.
Fiche du film
- Titre original : Le Président
- Réalisateur : Henri Verneuil
- Scénario : Henri Verneuil, Michel Audiard, d’après le roman de Georges Simenon
- Acteurs principaux : Jean Gabin (Émile Beaufort), Bernard Blier (Philippe Chalamont), Renée Faure (MlleMilleran), Henri Crémieux (Antoine Monteil)
- Genre : Drame, Thriller politique
- Durée : 1h50
- Date de sortie : 1er mars 1961 (France)
- Production : Jacques Bar, Raymond Froment, Ernest Rupp
- Pays : France, Italie
- Synopsis : Émile Beaufort, ancien président du Conseil retiré dans sa propriété de l’Eure, dicte sesmémoires tout en suivant l’actualité politique. Lorsqu’il apprend que Philippe Chalamont, son anciendirecteur de cabinet, est pressenti pour devenir président du Conseil, Beaufort se remémore leurs conflitspassés, marqués par la trahison et une dévaluation monétaire désastreuse. Détenant une lettrecompromettante, il envisage d’intervenir pour empêcher l’ascension de cet ambitieux sans scrupules.